Le duo Les Connivences Sonores interprète cinq œuvres originales du XXe siècle pour flûte et harpe, composées entre 1919 et 1996. Les compositeurs et leurs œuvres couvrent ainsi un large éventail de pays et de styles, allant de l'impressionnisme français et de la musique du Proche-Orient à l'illustration du Livre d'heures. Chostakovitch y est également mentionné musicalement.
Depuis 2014, la flûtiste Odile Renault et la harpiste Elodie Reibaud forment un ensemble dénommé Les Connivences Sonores et s'investissent particulièrement dans le répertoire rarement joué. Leur premier Super Audio CD, intitulé de manière presque anodine Perles musicales, est conçu comme un premier tour d'horizon du répertoire original du XXe siècle pour cette formation. Toutes les œuvres rassemblées ici évoluent dans le cadre d'une tonalité libre, souvent teintée de modalité, et donnent lieu à un programme riche en facettes, divertissant et stimulant.
Le CD débute par la Sonatine pour flûte et harpe op. 56 (1919) de Désiré-Émile Inghelbrecht (1880-1965), un ami de Debussy qui s'est surtout fait connaître comme chef d'orchestre de musique française; toute une série de ses enregistrements sont aujourd'hui encore aisément disponibles sur CD. Ses compositions reflètent clairement ses préférences et ses priorités en tant que chef d'orchestre : de la musique dans le sillage du romantisme tardif français et tout particulièrement de l'impressionnisme, dont le charme ne réside pas dans un parti pris exclusivement personnel, mais plutôt dans la référence habile et arrangée à des traditions déjà existantes. Sa Sonatine en trois mouvements est une œuvre en mi mineur légèrement mélancolique, mais globalement plutôt lumineuse. La Sicilienne en deuxième position fait (aussi) un peu penser à Gabriel Fauré, mais dans l'ensemble, Debussy est certainement l'influence dominante, notamment dans le finale qui évoque assez directement les Fêtes des Trois Nocturnes. Une œuvre charmante et attrayante, facile à écouter.
Si la Sonatine d'Inghelbrecht est l'œuvre la plus ancienne de celles enregistrées ici, la Sonate pour flûte et harpe op. 56 de l'Américain Lowell Liebermann (* 1961) est la plus récente. Composée en 1996, cette pièce jouit manifestement d'une grande popularité : le site internet du compositeur mentionne plusieurs autres autres enregistrements. Il s'agit en effet d'une œuvre attrayante et gratifiante, qui met notamment l'accent sur le drame. D'une durée d'un peu moins d'un quart d'heure et conçue en un seul mouvement, la musique décrit un arc qui part d'un début lent (Grave), tendu et plein d'intuition. Au-dessus du battement lent de la harpe (en si), des arcs mélodiques lyriques et expressifs se déploient à la flûte, varient, se développent et s'intensifient pour finalement déboucher sur une partie centrale rapide, marquée par le triolet, qui fait notamment référence à Chostakovitch (sous la forme du motif ré-ré-c-h). A la fin, la musique du début revient sous une forme légèrement différente et la sonate se termine dans l'atmosphère de calme tendu dans laquelle elle a commencé. Il s'agit d'une œuvre intéressante, qui convainc notamment par ses entrelacs thématiques denses. On remarque par exemple le début, où beaucoup de choses sont faites de manière plus intentionnelle qu'il n'y paraît : au-dessus du si de la harpe, la flûte commence par les notes do - ré - ré dièse (ou mi bémol); ce qui est d'abord ici le début d'une gamme à l'allure orientale correspond plus tard, dans une autre disposition, précisément à la séquence de notes ré - ré - do - si. Les triolets qui ornent les lignes mélodiques de la flûte au début forment la base rythmique de la partie centrale.
Vient ensuite l'Arabesque n° 2 (1973) du compositeur israélien Ami Maayani (1936-2019), qui fait partie d'un cycle de six arabesques pour différents instruments, écrites entre 1961 et 2010. Maayani s'est souvent inspiré du folklore hébreu et du Moyen-Orient. Son Arabesque n° 2 est ainsi basée sur un maqam arabe, c'est-à-dire un mode (la forme du mugham, muğam, maqam, maqom, etc. joue en général un rôle important dans la musique de nombreux compositeurs du Moyen-Orient, d'Azerbaïdjan et d'Asie centrale, on pense par exemple aux trois Muğamen symphoniques de Fikrət Əmirov ou à la magnifique symphonie archaïque des Maqoms du Tadjik Sijodullo Shahidi / Ziyodullo Shakhidi). L'Arabesque de Maayani commence de manière rhapsodique, comme improvisée. La partie de harpe, somptueuse et richement ornementée, révèle l'intérêt particulier de Maayani pour cet instrument, auquel il a consacré plusieurs compositions. Dans la partie centrale, les contours rythmiques s'affirment et la musique gagne en détermination, avant que la fin ne soit à nouveau plus ouverte. Une musique puissante et colorée.
Ned Rorem (né en 1923) peut désormais être considéré comme le doyen des compositeurs américains actuels. S'il s'est particulièrement distingué en tant que compositeur de mélodies, sa musique instrumentale possède elle aussi généralement des qualités vocales. Dans son Book of Hours (1975), il reproduit en huit courts mouvements les prières des heures canoniques. Le cadre est constitué par Matins et Compline, deux mouvements sobres, se référant l'un à l'autre, dans une tonalité feutrée, qui imitent entre autres des coups de cloche (dans la harpe), mais aussi des pauses très suggestives dans la lecture. Entre les deux se déroule une riche palette d'ambiances et de situations musicales. Le quatrième et plus long mouvement, Terce, par exemple, se compose de deux grandes sections, chacune réservée à l'un des deux instruments, et lorsque la harpe commence son solo, c'est avec une emphase quasi romantique, un véritable contrepoint au recueillement tranquille des mouvements d'angle. D'autres mouvements, comme le scherzo de Laud en deuxième position, sont conçus de manière concertante (également dans le sens d'une compétition ludique). Rorem se révèle en général un illustrateur musical formidable et inventif (voir par exemple ses propres remarques sur cette œuvre dans la notice).
Le CD se termine par les Trois fragments (1953) du grand compositeur polonais Witold Lutosławski (1913-1994), de très courtes œuvres de circonstance pour la radio, très joliment réalisées. L'irisation, l'oscillation entre le majeur et le mineur dans la Magia introductive sont très belles, et le Presto final en ré majeur constitue une conclusion efficace de ce CD. Les deux musiciennes soulignent à juste titre dans la notice que Lutosławski n'est pas si éloigné de l'impressionnisme français dans ces pièces. La boucle est bouclée de ce point de vue par rapport au début du CD.
Les interprétations d’Odile Renault et d’Elodie Reibaud séduisent par une combinaison réussie de tempérament et de subtilité. Les caractéristiques des œuvres rassemblées ici sont parfaitement rendues, de nombreux détails sont soigneusement mis en évidence. Le duo est notamment très bien coordonné, ce qui permet de mettre en valeur les structures de dialogue inhérentes aux œuvres. La remarquable variabilité des deux musiciennes s'illustre parfaitement dans Book of Hours de N.Rorem, oeuvre aux facettes multiples : Odile Renault et Elodie Reibaud réalisent aussi bien les impressionnants "lever de soleil" et "scherzo" de Lauds (n° 2) que l'intimité et le léger souffle de vent de Prime (n° 3). L'enregistrement de la Sonate de Liebermann témoigne également de leurs capacités à tenir des formes plus larges, à créer et à maintenir la tension. Le son du CD est excellent, le livret plein d'informations. Une très belle publication.